EN RÉSIDENCE DU 6 août AU 15 septembre 2024

Théo Bignon

L’art de l’embellissement.

Un parcours étonnant que celui de ce jeune français originaire de Gidy, un petit village près d’Orléans en France. Après une année à l’Université de Pittsburgh en Pennsylvanie, dans le cadre d’un échange universitaire, Théo Bignon passe plus de deux ans à Richmond en Virginie, où il développe sa pratique artistique autour de la broderie, du fétichisme et des symboles identitaires queer. Il propose une première série de slips masculins décousus, découpés et brodés. Il entreprend ensuite une maîtrise à la School of the Art Institut of Chicago. Lorsque son projet d’exposition de fin de maîtrise est interrompu par la COVID, il prend l’avion pour Montréal où il séjourne depuis. Particulièrement bien accueilli par la scène artistique québécoise, qui démontre tout à coup un nouvel intérêt pour l’art textile, il trouve également sa place au sein de la communauté LGBTQ+ montréalaise. Bien qu’il partage un atelier avec d’autres artistes près du canal Lachine durant sa résidence chez Adélard, au plus chaud de l’été, il profite de l’espace à la grange. Il découvre pour la première fois la campagne québécoise, la beauté de ses paysages et la gentillesse et l’ouverture des gens en région. Et voilà que cet automne, on lui offre une charge de cours au département des fibres et pratiques matérielles de l’Université Concordia. Pas mal comme intégration !

Dans l’atelier Adélard, des centaines de petits pots de perles, de fils à broder, confirment l’univers singulier de l’artiste. Le travail de broderie, un passe-temps jadis réservé exclusivement aux femmes, est ici réapproprié par ce créateur-artisan audacieux, minutieux et persévérant. Il s’offre le privilège du temps. Il ne calcule pas ses heures. L’œuvre deviendrait hors de prix. Avec un esprit zen et des gestes maîtrisés qu’il a appris de sa grand-mère, il avance, un point de broderie à la fois; petit point, point de croix, point devant et point arrière, point de tige, point de chaînette, point lancé, point de nœud, point de fagot. À Lunéville, en Lorraine, au Conservatoire de broderie, il apprend la technique du perlage et de la pose en rivière. Une perle, une deuxième, une centaine de perles se greffent au canevas. Au premier regard, c’est la délicatesse, l’énergie, la luminosité,  l’impressionnant travail de patience, tout en finesse et en nuance qui nous interpelle.  Mais à bien observer, ses toiles de broderies, ses objets et/ou ses installations, au-delà de leurs esthétiques, sont aussi nourris par une réflexion approfondie sur les enjeux liés à la communauté Queer. Ses œuvres évoquent ces espaces publics de rencontres et de vie nocturne, ces environnements redécorés à l’image queer, ces lieux de résistance, d’aires de jeux et de liberté où il est possible d’exister sans être jugé. Il revendique, à sa manière, une société plus tolérante tout en nous rappelant un autre temps, pas si lointain, où l’homosexualité était ostracisée. Il utilise les couleurs et les icônes, ces symboles spécifiques liés à certains groupes de la communauté Queer pour les récupérer et créer un jeu de piste que ne se révèle qu’à certains. Ailleurs dans le monde, des personnes n'ont pas encore droit à cette liberté, à vivre leurs différences sans être jugés, voire bannis, battus ou emprisonnés. C’est aussi à eux et à elles qu’il pense lorsqu’il brode et perle des moments éphémères, longs chemins tracés de blanc et de couleur qui mènent à la bienveillance au respect de l’autre tel qu’il est.

Pour l’œuvre sur laquelle il travaille pendant sa résidence,  il a exploré davantage le « mesh », ces premiers textiles développés depuis la nuit des temps ( filets de pêche, paniers, nœuds végétaux); percer des trous, créer des effets de transparence et de porosité pour entremêler les structures de base, soit la dentelle, le maillage, le tissage, le tricot.  Il s’est aussi donné comme objectif de créer chaque jour, une, deux ou trois fleurs de lavande pour un grand jardin à venir. Cette plante emblématique, qui lui rappelle son pays natal et sa culture provençale, est aussi une référence à l’histoire, à cette vague de persécution des homosexuels et lesbiennes aux États-Unis durant la période du maccarthysme, après la 2e guerre mondiale.  Ce qu’on appelait « la peur lavande ou violette » terrorisait certains groupes soupçonnés d’homosexualité. Le mouvement Lavander menace pour les droits des lesbiennes, a été créé à la fin des années 60, justement en réaction à cette période d’oppression.

Aujourd’hui, certain.es artistes contemporain.e.s issu.e.s de minorités de genre et  sexuelles utilisent les arts textiles pour dénoncer des faits passés douloureux. La pratique de cette forme d’art ancestral leur permet de s’affranchir et se réapproprier avec fierté, leur culture et leur identité. Le travail de Théo Bignon s’inscrit dans cette même mouvance ; celle de vivre au grand jour, sans peur et sans complexes, sa singularité.

Isabelle Hébert

Crédit photo : Éliane Excoffier