EN RÉSIDENCE DU 6 mai AU 23 juin 2024

Frédérique Ulman-Gagné

La couleur.

Tout a commencé au cours d’une escapade aux Etats-Unis. En empruntant les petites routes rurales de l’est du pays, l’artiste peintre montréalaise Frédérique Ulman-Gagné est interpelée par des dessins géométriques, sortes de symboles peints sur certaines façades des granges. Fascinée, dès son retour, elle fait des recherches sur l’art populaire américain. Elle découvre qu’il s’agit en fait de « Hex Signs », des dessins le plus souvent circulaires, aux formes géométriques, en pointes étoilées, parfois florales et toujours très colorées. Cette tradition populaire germano-américaine et néerlandaise, que l’on retrouve principalement en Pennsylvanie, date du début du 19ème siècle. Ces icones avaient pour fonction de protéger du feu, de la maladie et… des démons le bâtiment, le fourrage ou les animaux qui y logeaient. Les historiens, qui se sont penchés sur l’interprétation de ces symboles, avancent différentes hypothèses; est-ce l’expression d’une identité ethnique ou le désir de garder vivants certains cultes européens anciens ? Simple décoration, signes religieux ou talismaniques ? Nostalgie ou superstition ? Dans les années 50, avec un mélange de toutes ces possibles influences, des artistes de la région se réapproprient cette forme d’art folklorique et en modernisent la pratique. Ces ornements deviennent si populaires qu’on en réclame au-delà des frontières de l’État. Au Vermont, au Québec et surtout en Ontario, certaines fermes avaient elles aussi leurs traditions de peinture de grange. On parlait plutôt de courtepointes dont les motifs distinctifs avaient un lien avec l’histoire familiale ou alors, étaient tout simplement créées selon l’humeur de l’artisan.e, membre de la famille ou du voisinage.

C’est dans cet esprit que l’artiste Frédérique Ulman-Gagné lance un appel à la communauté. Elle cherche des granges potentielles pour son projet de résidence. Plusieurs propriétaires répondent avec enthousiasme à sa proposition d’installer sur la façade de leur grange une œuvre originale et personnalisée, librement inspirée des «Hex signs». Elle répond même à une « demande spéciale ». Jean Lévesque, l’ex-maire de Frelighsburg voudrait une vache. Pourquoi pas ! L’artiste se prête au jeu avec plaisir. Et, si c’est surtout des hexagones ou des formes géométriques, on retrouve aussi, sur certains de ces bâtiments de fermes, la représentation d’animaux; poules, cochons, chevaux, bœufs ou montons selon les élevages.

Dans l’atelier d’Adélard, une fois la forme découpée, avec des gestes posés et réguliers, mais l’esprit vagabond et aérien, l’artiste peint à plat avec de la peinture extérieure, plus résistante aux intempéries et au temps; une toute autre texture que la peinture à l’huile avec laquelle elle travaille habituellement. Cette peinture, qui sèche très rapidement, faite à base de blanc, altère le résultat des mélanges. Ils n’ont pas la pureté de la peinture à l’huile aux couleurs plus riches et plus vives. Elle apprivoise donc la matière en créant une première œuvre d’inspiration traditionnelle ; deux demi-lunes aux motifs étoilés qui prennent une place d’honneur au-dessus des fenêtres à l’arrière de la grange Adélard. Avec cinq autres œuvres à créer pour son projet, elle explore cette toute nouvelle approche de sa pratique picturale très différente de son travail exposé à l’étage. Les grands tableaux qui y sont présentés, explosions de couleurs à la fois tragiques et joyeuses, sont l’expression plus intime de sa vision du monde, inspirée parfois des paysages décrits par sa grand-mère russe ou par des souvenirs de sa famille paternelle originaire de Prague. Un monde résolument habité de couleurs et de nuances. Seulement pour le rouge, les teintes se déclinent; alizarine, fraise, corail, rubis, pourpre, écarlate, vermillon, grenadine, amarante, bordeaux… Ces multiples possibilités de coloris, c’est ce qui nourrit l’univers bigarré et poétique de l’artiste.

Pour son bilan de résidence, Frédérique propose un circuit bucolique, artistique et gustatif. Au départ d’Adélard en autobus les visiteurs se rendent en direction de la grange de Serge et Carole, rue Abbott’s Corner à Frelighsburg pour ensuite filer à St-Armand, à la grange de la sœur de l’artiste,  située au cœur du village.  On continue sur le Chemin Dutch jusqu’au vignoble Le Clos de l’orme blanc où une œuvre « littéraire » trône sur la façade de la magnifique grange à livres. Après une petite dégustation de vin blanc, la balade se poursuit à la grange rouge de Jean Lévesque, route 237, où l’on peut admirer la fameuse vache. On termine le parcours au Vignoble Val Caudalies sur le chemin Dunham où, devant la plus grande des oeuvres murales de l’artiste, une autre dégustation est servi. Si l’intention de l’artiste était de susciter chez les visiteurs, le même effet de surprise, la même excitation qui fut la sienne en découvrant les “Hex Signs” sur les routes américaines, c’est mission accomplie. Le ravissement des visiteurs est unanime.

Après sa résidence chez Adélard et un séjour à la 60e Biennale de Venise en juillet, Frédérique Ulman-Gagné sera de retour à Frelighsburg pour partager son expertise artistique avec les jeunes du camp de jour organisé par Adélard.  Suivra la préparation d’une expo solo prévue cet automne à la Galerie Simon Blais, à Montréal.

Isabelle Hébert

Crédit photo : (1 à 4) : Éliane Excoffier / (5 à 7) : Living on the ledges